Mémoire d’un chêne
J’y suis retournée après plus de dix ans, enfin. La ferme est toujours là, plus imposante que dans mes souvenirs. Le chêne aussi, plus chétif que dans ma mémoire. André, lui, est parti.
À l’époque, pour les besoins d’un reportage, je recherchais des témoins de la libération de Rennes. Une journée de commémoration avait été organisée dans les alentours : les drapeaux flottaient, les anciens combattants se tenaient au garde-à-vous, les survivants se remémoraient. Ici, je saurais tout. Rapidement, pourtant, mes interlocuteurs me parlent d’une figure absente. Un certain André, reclus dans la ferme familiale, là même où les Allemands, quelques décennies plus tôt, avaient pris leurs quartiers. Ils me préviennent que cet André ne parle pas, ne témoigne pas, ne se montre pas.
Malgré tout, je sonne à sa porte. Personne. Je reviens une heure plus tard. Silence. Au moment de rebrousser chemin, sa compagne entrouvre une fenêtre. Que voulez-vous ? Revenez dans une heure. Je m’exécute et, enfin, je le rencontre, agenouillé auprès d’un parterre de fleurs, l’échine courbée, le menton rentré. Bonjour, je suis journaliste, je recueille des témoignages sur la libération de Rennes... Pff, qui s’intéresse à la vérité ? Les journalistes, les historiens, les romanciers ? Vous vous contentez tous d’approximations et de mensonges. La vérité, lui seul la connaît.
Lui ? Un chêne au tronc élancé agrafé tout du long de traverses de fer. Le mirador des Allemands. Un point de vue central à la vue imprenable sur les routes et la campagne environnante. Quelques barres ont cependant déjà disparu. Le vieil homme avoue tenter de libérer l’arbre de ces corps étrangers. Il ne l’a soigné qu’en partie. Soixante-dix ans plus tard, le métal résiste encore, fermement agrippé au bois, et les blessures, de toute façon, sont indélébiles. L’arbre, lui, ne ment pas sur la réalité de cette occupation, de cette bataille, de cette guerre.
André non plus, il ne ment pas. Mais sa vérité, il n’est pas parvenu à la clamer ni à la faire entendre. Durant toutes ces années, le monde se serait contenté des souvenirs de ses frères et de ses sœurs alors que lui avait recherché toutes les preuves enfouies dans les parcelles et dans les décombres : l’almanach de l’époque, des balles, des casques, des éperons, des vestes, des photos... Dans son hangar, il a imaginé un petit musée autour d’une maquette de la bataille qu’il a confectionnée au couteau. Malgré tout, il ne nous parlera plus. Ni aujourd’hui, ni jamais.
Des mots lui échappent, tout de même, des blessures restées en travers de la gorge, des larmes, qui n’avaient peut-être jamais coulé auparavant : le nombre de pommiers abattus, le nom de toutes ses vaches fusillées et de ses chevaux crevés, le jour exact des premiers tirs, les bonbons qu’il avait accepté des Allemands parce que, après tout, il n’était qu’un enfant, leurs échanges tantôt gentils, tantôt pervers. Un jour, ils ont voulu montrer au gamin ce qu’était une femme. Sous ses yeux, les photos de nues ont défilé. Dans le tas, ils avaient glissé un portrait de sa mère.
S’agit-il là de détails ?
André est mort l’an passé, emportant avec lui le récit de son enfance, son histoire, un récit de l’Histoire. Il y a dix ans, je ne suis pas parvenue à le convaincre de le livrer pour les autres et pour plus tard. Désormais, il ne reste plus que ce témoin, le chêne qui lui a survécu et qui pousse encore malgré les traverses et les blessures qui, peu à peu, s’enfoncent dans l’écorce et fondent dans la sève.